MAÎTRE DÔGEN : LE BOUDDHADHARMA COMME LIBERTÉ ABSOLUE

Qu'est-ce que cela veut dire étudier Maître Dôgen aujourd'hui ? Quelles réponses peut-on trouver pour notre pratique du Dharma et pour notre vie quotidienne ?

   Il me semble que c'est précisément cette question qui se pose à tous les pratiquants, à un moment ou à un autre : comment faire la relation entre la pratique de zazen – dans un temps et un lieu donné, à travers une forme précise – et le reste de sa vie, familiale, professionnelle, notre vie d'occidentaux en ce début du 21e siècle ?

Et ce, dans une société qui ne semble pas se prêter à une recherche spirituelle, c'est le moins que l'on puisse dire ! Comment faire pour que concrètement notre pratique s'étende à toutes nos activités ?
    
    Pour moi la première réponse que j'ai reçue venait du Tenzo Kyokun (T.K.K.) Vous connaissez tous ce texte : Instructions pour la cuisine dans un temple Zen. Vous savez comment Maître Dôgen emploie toute sa compassion pour nous aider à sortir de notre pensée dualiste, cette pensée qui classe, qui juge et qui compare.

Il dit par exemple : "Ne soyez pas négligents et inattentifs parce que les ingrédients du repas semblent ordinaires, et ne sautez pas de joie parce qu'on vous a donné des ingrédients de qualité supérieure. Quelqu'un qui se laisse influencer par la qualité d'une chose, ou qui change son attitude, son discours ou ses manières selon l'apparence ou la position sociale des personnes qu'il rencontre n'est pas un étudiant de la Voie".
    Ces paroles ont été pour moi un grand miroir, je voyais bien que je mettais les choses (personnes, situations) selon mon ordre : ce qui me plait en haut, ce qui me déplait en bas, en me basant sur mes propres idées et jugements. Comment ne pas le faire ?

Or, au début du texte, parlant des différents responsables de la communauté, dont le tenzo, Maître Dôgen dit : "Tous les moines responsables accomplissent les actions du Bouddha à travers leurs activités"

 Comment est-ce que moi, mon petit moi peut-il accomplir une action de Bouddha en faisant la vaisselle ou en épluchant les carottes ? Maître Dôgen poursuit, citant le CHANYUAN QUINGGI, les Règles du temple rédigées en Chine au 12e siècle : "Travaillez avec votre esprit de Bouddha, votre esprit qui cherche l'Eveil".

Cet esprit de Bouddha, c'est DÔSHIN" : DÔ la Voie, SHIN l'esprit dans le sens occidental mais aussi le coeur, l'ensemble de nous-même, que j'aimerais traduire par "coeur-esprit" ; Dôshin est notre coeur-esprit qui n'est pas différent de Bouddha, l'Eveil ; ce coeur-esprit qui cherche la Voie, et qui à travers cette recherche même, pratique la Voie, l'actualisant dans ce moment même, comme Hotetsu agitant son éventail*.

Dans sa grande compassion, Maître Dôgen va nous aider à voir, à reconnaître ce coeur-esprit en nous-même, nous aider à surmonter ce que nous vivons comme séparation, coupure, souffrance : moi / l'extérieur, moi / les autres.

YUIBUTSU YOOBUTSU : "L'univers entier est le véritable corps humain, l'univers entier est la porte de la libération. Le véritable corps humain signifie votre véritable corps, que vous le sachiez ou non".

  Comment le comprendre ? Comment notre esprit pourrait-il saisir quelque chose de plus grand que lui-même ? C'est notre coeur peut-être qui va nous y aider, en dépassant cette dualité entre recevoir et donner. Gakudo Yoojinshu : "Corps et esprit tranquilles, recevez les enseignements de votre Maître Comme l'eau est versée d'un récipient à l'autre".

"Chaque matin, explique Maître Dôgen dans le T.K.K. le tenzo reçoit d'un autre responsable du temple la nourriture qui sera préparée dans la journée. Et il doit, dit Maître Dôgen, porter autant d'attention à cette nourriture qu'à la prunelle de ses yeux".

Comment vais-je recevoir chaque matin tout ce que la journée va m'apporter – comment est-ce que je vais regarder comme précieux ce que j'aime et ce que je n'aime pas, ce que je veux et ce que je ne veux pas ? Bonheur et tristesse, amer et sucré ? Si je reste dans mon petit moi, moi-gaki*, toujours affamé de désirs et d'émotions ? Comment considérer tout ce qui nous entoure, l'air, le soleil, la pluie, tous les êtres sensibles, avec reconnaissance "Hitotsu ni wa, Koo no tashoo o hakari..".**

Comment recevoir l'autre, celui qui me gêne, m'irrite, avec respect ? Maître Dôgen nous montre que ce qui est reçu avec respect et reconnaissance peut être redonné avec respect et reconnaissance. "Après que le repas ait été soigneusement préparé, placez-le sur une table, revêtez votre Okesa, dépliez votre zagu. Faisant face au zendo, où tous les moines sont assis en zazen, offrez de l'encens et prosternez-vous 9 fois, puis portez le repas dans le zendo".

    L'univers entier a reçu, l'univers entier a donné. Pas de différence. Sans crainte, sans peur, nous pouvons tout recevoir, et tout laisser passer à travers nous, parce que nous ne manquons de rien. Notre esprit-gaki ne peut pas croire cela, mais nous pouvons le vivre. "Aussi longtemps que votre esprit n'est pas limité, vous recevrez naturellement une richesse sans limites".

Bien sûr nous le savons ; nous l'avons touché pendant zazen. Tout est là. Pas besoin de courir, pas besoin de se battre, nous avons déjà tout. "L'univers entier est le véritable corps humain". La pratique de Bouddha va nourrir en nous-même la façon d'exprimer le BOUDDHADHARMA à travers notre propre vie, à travers toutes les activités de notre vie.

Donner et recevoir sont un. Dans les temples, à chaque moment, nous allons mettre ce un en acte, c'est gasshô ; gasshô en face d'une personne, d'un zafu, des bols... A chaque gasshô, nous revenons à la pratique de Bouddha.

   Il me semble que l'actualité de Maître Dôgen réside déjà dans cette 1ère articulation : entre le concret de notre vie – qu'elle soit à l'extérieur ou dans un temple – et ce coeur, qui demande à être nourri d'autant plus que cette dimension spirituelle est oubliée dans le monde actuel.

Lorsque nous comprenons la pratique de Bouddha, nous devenons unifié, à l'intérieur comme à l'extérieur. Cette pratique s'appuie sur la confiance, et se développe à travers la dévotion. Déjà confiance en nous-même, en nos propres efforts et en notre propre force : "La personne qui résolument consacre son corps et son esprit à la Loi du Bouddha d'un coeur profondément sincère recevra forcément une aide compatissante".

Mais aussi confiance sans limites dans notre véritable nature, la nature de Bouddha. "Tous les êtres des 6 royaumes peuvent faire apparaître l'Esprit d'Eveil". Confiance dans cette "naissance-et-mort" qui nous traverse à chaque instant, et qui est la nature de l'Eveil.

    Cette confiance est fondamentale ; Maître Huihui a écrit : "Une pensée fondée sur la confiance, telle est l'origine de l'entrée sur la Voie, après mille vies". Et de cette confiance nous tirons la force du coeur, la dévotion qui nous aide à nous ouvrir à ce qui est moi dans l'autre, et exprimer la joie et la gratitude qui efface les limites du moi.

Cette pratique dans la vie quotidienne ouvre une 2ème articulation : comprendre ce qui ne peut être compris, c'est la trame du SHÔBÔGENZÔ.

On voit parfois apparaître chez les pratiquants ce qui est connu, depuis la Chine, comme la "maladie du zen (Chan)". Maître Dôgen en cite un exemple dans ce texte, SENMEN, laver le visage ; il cite d'abord un passage du Sutra du Lotus sur la nécessité de laver son corps et de revêtir une tenue propre, et il ajoute : "Le sot, trop stupide pour entendre l'enseignement du Bouddha répond : "On a beau se rincer la peau, comme on ne peut pas laver à l'intérieur les 5 organes et les 6 viscères, on ne peut être pur. Ça ne sert à rien de se laver"

"Cet ignorant,  poursuit Maître Dôgen, ne connaît pas la Loi du Bouddha, il n'a pas rencontré de véritable Maître".

Certes, l'on rencontre partout aujourd'hui ce type de personnes piégées par Ku, la Vacuité, refusant les phénomènes en s'appuyant sur une illusion de vacuité ! Mais si l'on n'entend que cette partie du texte, on comprendra seulement : "Se laver est une pratique de Bouddha", ce qui n'est pas faux mais incomplet ; on pourrait peut-être dire très schématiquement : aller du moi au Dharma, des phénomènes à la Vacuité.

Mais Maître Dôgen dit ensuite : "Seuls les Bouddhas et les Patriarches maintiennent le principe de laver ce qui n'est pas encore souillé, et de laver ce qui est déjà purifié. Je crains que ce sot ignore encore notre méthode pour laver le Vide. En saisissant le Vide, nous lavons le Vide, et en saisissant le Vide, nous lavons notre corps et esprit".

  Le Dharma ne se sépare pas du moi. Shiki soku zé ku, ku soku sé shiki:  aller de la forme à la vacuité, ET de la vacuité à la forme.

C'est ainsi que dans le Tenzo kyokun nous allons voir le vieux tenzo aux sourcils broussailleux répondre au jeune moine : "Les autres ne sont pas moi".

Car il faut que le "moi" réapparaisse pour actualiser l'Eveil. C'est SHUSHÔ, Eveil et pratique sont un, pratique et Eveil sont un. Retour à l'éventail de Hotetsu.

Je dois pratiquer, c'est-à-dire accomplir des actions, et plus précisément des actions tournées vers les autres pour que cet Eveil déjà présent apparaisse. Mais bien sûr, c'est faux, puisque disant cela, je fais une séparation entre moi et les autres, et pourtant "les autres ne sont pas moi" !

C'est ce qu'il y a de si extraordinaire dans l'enseignement de Maître Dôgen : d'une part, nous voyons qu'à chaque instant nous sommes en train de tirer un côté, de choisir, et nous tombons dans l'erreur – non pas que ce soit faux "en soi" car "en soi" n'existe pas mais parce que nous nous sommes limités : "Lorsque vous regardez le riz, voyez le sable en même temps, et en voyant le sable, voyez aussi le riz" (T.K.K.) et pourtant il va bien falloir ôter le sable et laver le riz !

Mais en fait, il n'y a rien à rejeter, rien à enlever ni à ajouter. "Il n'y a ni naissance-et-mort à refuser, ni Nirvana à rechercher". Alors que nous cherchons toujours à enlever quelque chose, ces parties de nous ou des autres qui nous gênent, ce que nous n'aimons pas, la douleur, ou les pensées durant zazen... ou alors nous essayons d'ajouter quelque chose, un peu plus de bonheur, un peu plus de satisfaction, ou un grand Eveil pour enfin être tranquille !

    Hotsubôdaïshin : "Sans la pensée discriminante (sanscrit : citta) on ne peut faire apparaître l'esprit d'Eveil ; cela ne signifie pourtant pas que l'esprit dualiste soit semblable à l'esprit d'Eveil, mais c'est en utilisant la pensée (citta) que l'on produit l'Eveil". 

Nous n'avons rien à faire, qu'à laisser notre coeur-esprit être. C'est l'univers entier, le coeur du tenzo. "DAÏSHIN" : DAÏ vaste, sans limites, SHIN le coeur-esprit ; aussi stable que la grande montagne, aussi vaste que l'océan : "Toutes les rivières et tous les fleuves se jettent dans le grand océan, et le grand océan les reçoit, les mélange et les rend un".
 
 Maître Dôgen nous explique comment voir à la fois la différenciation ("les autres ne sont pas moi") et l'unité ("avec le temps qui passe, les autres deviennent moi et je deviens les autres")

 C'est Sandookaï, l'harmonie entre différence et unité : si on veut marcher, il faut avancer un pied, puis l'autre __ pas les deux en même temps. On ne peut pas non plus décider d'avancer toujours le pied droit, parce qu'il n'existe pas sans le pied gauche.

Alors nous avançons __ un pied après l'autre, bien ancré au sol, bien ancré dans notre pratique : NYÔHÔ : pratique et enseignement sont un, en harmonie avec tout ce qui existe.

  Une pratique juste comme la boîte et son couvercle. Une pratique en actes, et complètement transparente __ un faire qui est aussi non-faire. C'est la pratique de la forme à travers la non-forme : l'oiseau qui vole dans le ciel et qui n'est pas séparé du ciel ; le poisson qui nage dans l'océan et qui est aussi un avec l'océan.

   Chaque action, chaque respiration devient l'expression vivante du Bouddhadharma et n'est pas séparé de zazen. Ainsi zazen devient notre propre vie et notre propre vie devient zazen.

  Chaque instant est exactement "cet instant" ; zazen peut faire zazen à travers nous. Pas d'obstacles, juste Un.

  Gratitude au-delà des mots pour l'enseignement le plus haut, à Maître Dôgen, à tous les Maîtres qui l'ont préservé et transmis jusqu'à nous.

Jôshin Sensei

* Le Maître Zen Pao-Chê (jap.Hotetsu) du Mont Ma-Ku s'éventait quand un moine entra et demanda : "La nature du vent est éternelle et pénètre partout. Pourquoi vous éventer ?"
   Pao-Chê dit :"Vous savez peut-être que la nature du vent est éternelle mais vous ne comprenez pas qu'il pénètre partout"
   "Que voulez-vous dire par ces derniers mots ?"
   Mais Maître Hotetsu ne fit que s'éventer. Devant cela, le moine fit une prosternation pour montrer sa reconnaissance.

** Hitotsu ni wa, Koo no tashoo o hakari..".

"Tout d'abord, je reçois cette nourriture avec reconnaissance..."Première phrase du Soutra des repas