Question sur le karma: trois enseignants répondent

Question: Je suis préoccupé à l’idée que des choses négatives de la vie d’une personne puissent être causées par des actes d’une vie antérieure. Ce qui m’ennuie, c’est que cela semble être une façon de reprocher à des personnes leur souffrance et pourrait servir d’excuse pour ne pas aider quelqu’un qui en a besoin. Pourriez-vous m’éclairer sur ce point?


Tulku Thondup: Si quelqu’un brutalise une personne, nous éprouvons naturellement de la compassion à l’égard de la victime et le besoin de la protéger. Mais qu’en est-il si des personnes se brutalisent elles-mêmes et ne comprennent pas pourquoi elles sont couvertes d’ecchymoses? Ne devons-nous pas aussi de la compassion à ces victimes et ne devons-nous pas les protéger? En fait, ces victimes ne méritent-elles pas deux fois plus d’attention - à la fois pour leur souffrance et pour leur manque de compréhension?

Connaître la causalité fait que nous n’en aimons que davantage tous les êtres qui souffrent parce que nous voyons comment leur manque de compréhension entraîne leur propre souffrance.

Ceci fait naître spontanément dans notre coeur la compassion et la sagesse de celui qui connaît la véritable nature de la vie.

De plus, en ce qui nous concerne, comprendre que nos malheurs résultent de nos actes passés ne signifie pas que nous devons nous en faire le reproche ni nous démoraliser : il s’agit d’endosser la responsabilité du cours de notre propre vie et de regarder vers l’avenir de manière positive - car désormais c’est nous qui sommes aux commandes.

A partir du moment où nous nous rendrons vraiment compte que chaque chose que nous expérimentons est due à nos actes passés, nous ressentirons un grand soulagement, de la joie et de l’exultation. Alors nous comprendrons que tous ces événements ne sont pas l’effet du hasard ni provoqués par une autre personne. C’est notre propre esprit qui en est la cause principale. Si notre esprit est en paix, tout ce que nous dirons sera des paroles de paix et tout ce que nous ferons sera l’expression de cette paix. Nous deviendrons source de paix pour nos vies futures et pour la société qui nous entoure. Mais si notre esprit est négatif, il en résultera un monde de souffrance pour notre propre vie et tout autour de nous.

Beaucoup d’entre nous savent intellectuellement ce qu’est la causalité. Mais nous n’y croyons pas réellement. Autrement nous n’oserions jamais commettre de mauvaise action, nous causant ainsi de la souffrance à nous-mêmes. Il faut comprendre que la causalité fait que chacun d’entre nous est au volant. Et le Bouddhisme offre de nombreuses routes menant à la liberté par la voie de l’éveil. C’est ainsi que le message de la causalité implique de devenir responsable, d’avoir la force et l’enthousiasme nécessaires, de se soucier de tous les êtres et d’atteindre le but.

NARAYAN LIEBENSON GRADY : Trop souvent, le concept de karma a été mal compris ou détourné dans notre culture, même dans les cercles spirituels. Nous pouvons faire appel à la notion de karma pour nous punir nous-mêmes ou pour punir d’autres personnes, ou pour ignorer la souffrance ô combien réelle que nous mêmes et d’autres éprouvons. Par exemple nous pouvons nous servir de la notion de karma comme châtiment expliquant ainsi pourquoi une personne voit sa vie menacée par une grave maladie, est tuée dans un accident de voiture, perd un conjoint, ou perd son travail. Il s’agit là d’une simplification abusive d’un concept ancien et profond.

Les effets du karma ne peuvent pas être appréhendés de manière intellectuelle ni à travers la simple logique ou la raison. Le Bouddha a dit que le karma était un impondérable (en Pali : acinteyya) et que seul un bouddha pouvait distinguer clairement la complexité et la subtilité d’une conséquence donnée. Ajahn Chah l’a exprimé en des termes plus abrupts en disant que si on commence à penser l’impensable, l’esprit explosera.

En tant que pratiquants du dharma nous devons retenir le concept de karma de la manière la plus étendue possible, reconnaissant que tous nous avons été engagés à la fois dans de bonnes actions et dans de mauvaises. Après tout, l’important dans la pratique bouddhiste n’est pas de juger mais de cultiver la sagesse et la compassion et de se défaire des poisons du coeur que sont l’avidité, la colère et l’ignorance. Il est clair que réagir par le blâme et l’indifférence à la souffrance fait partie de ces poisons.

Une façon de se relier au concept de karma est de comprendre que la vie se déroule suivant certaines lois. Aucun cerisier ne poussera à partir d’un pépin de pomme. Reconnaître que les choses ne se produisent pas au hasard peut nous aider à développer l’ équanimité quand nous sommes dans une situation difficile. L’équanimité nous permet de rester en équilibre et stables face à la souffrance, nous aidant à manoeuvrer dans les conditions telles qu’elles se présentent au lieu de réagir par le reproche ou la haine. Et cette équanimité nous permet d’ouvrir nos coeurs à la souffrance plutôt que de réagir par le rejet ou l’indifférence. Vouloir développer davantage de compassion est certes un noble sentiment, mais en l’absence d’équanimité, une compassion authentique n’est pas possible.

Le fait est que les choses ne sont pas comme elles devraient être mais plutôt telles qu’elles sont vraiment. Voir que les choses obéissent à des lois ne signifie pas que nous acceptons l’inacceptable. Utiliser le concept de karma pour blâmer ceux qui font l’objet d’une injustice, par exemple, me semble être une manière de justifier des situations qui sont inacceptables et d’éviter d’endosser la responsabilité des choses telles qu’elles sont.

Le Bouddha a appelé le karma “lumière du monde”, parce qu’il éclaire le chemin. Réfléchir sur le karma peut vraiment aider chacun à s’assumer. Cela peut nous aider à comprendre que nos pensées et nos actes ont des conséquences et qu’en pratiquant la pleine conscience, nous nous protégeons et nous protégeons les autres du mal. Ceci nous permet de suivre le chemin de la sagesse, en faisant avec joie ce qui est bon et en évitant ce qui est nocif. C’est ainsi que nous pouvons ressentir que toutes les choses sont interdépendantes, que nous ne sommes pas séparés. Cette compréhension de la non séparation mène à la compassion.

BLANCHE HARTMAN: Je suis d’accord avec le fait qu’une personne imbue d’elle-même pourrait mal interpréter l’enseignement sur la cause et l’effet et donc blâmer les autres pour leur souffrance et refuser de les aider. Moi-même, je me suis souvent demandé comment j’avais pu avoir autant de chance dans la vie alors que d’autres vies en semblaient dépourvues. La première fois que j’ai entendu les bouddhistes enseigner que les actes d’une vie antérieure (karma) pouvaient avoir des conséquences (vipaka) sur notre vie actuelle, j’ai trouvé les différences observées moins injustes.

Il est évident qu’une telle interprétation pourrait servir à éviter d’aider quelqu’un qui souffre. Cependant, dans le contexte de l’enseignement du Bouddha, libérer tous les êtres de la souffrance est la base véritable de la voie du bodhisattva. Donc ignorer la souffrance d’un être sous prétexte que sa souffrance d’aujourd’hui peut être la conséquence d’actes antérieurs du corps, de la parole ou de l’esprit, ayant leur origine dans l’ignorance ou dans les trois poisons que sont l’avidité, la colère et l’ignorance, est un acte dont les conséquences aussi peuvent être malheureuses parce que cette réponse est dénuée de compassion.

Selon notre enseignement, le karma (acte de la volonté) produit toujours une conséquence dans cette vie ou dans la suivante ou encore dans celle d’après, cet enseignement nous rappelle avec force que nous sommes tous responsables de nos actes et que nous avons besoin d’être éveillés pour choisir avec discernement nos actes. Les préceptes spécifiques, ou solennels (ne pas tuer, ne rien prendre qui ne vous soit donné, ne pas avoir une conduite sexuelle incorrecte, ne pas mentir, ne pas consommer ou donner à d’autres de nourriture ou de boisson qui peuvent intoxiquer le corps ou l’esprit, ne pas parler des erreurs des autres, ne pas tirer vanité des compliments ou des éloges d’autrui, ne pas être avide, ne pas donner prise à la colère, et ne pas médire des Trois Trésors que sont le Bouddha, le Dharma et la Sangha) nous rappellent les aspects de la vie dans lesquels une grande souffrance peut résulter d’actes commis sans discernement. Ces préceptes nous rappellent qu’il nous faut être pleinement éveillés dans ces aspects de notre vie afin de ne pas causer de souffrance.

C’est ainsi que la bodhicitta, l’esprit d’éveil correspond à un élan altruiste vers l’éveil, pour voir les choses telles qu’elles sont, et ainsi choisir avec discernement afin de pouvoir libérer tous les êtres de la souffrance. C’est la que réside la base des voeux du bodhisattva :

Aussi innombrables que soient les êtres, (je) fais voeu de m’éveiller avec eux.

Aussi inépuisables que soient les illusions, (je) fais voeu de les faire disparaître toutes.

Les portes du Dharma sont sans fin, (je) fais voeu de les franchir.

La voie du Bouddha est insurpassable, (je) fais voeu de la suivre.


Les je sont entre parenthèses parce que notre grammaire a besoin d’un sujet pour le verbe “fais voeu” mais en réalité, les voeux du bodhisattva découlent de la prise de conscience de la non-dualité de soi et d’autrui. C’est la sagesse qui permet de comprendre que soi et l’autre ne sont pas deux. Dans l’enseignement du Bouddha, la sagesse et la compassion sont des vertus révérées que nous aspirons à cultiver dans notre pratique. Comprendre que nous n’existons pas comme entité séparée et permanente, mais apparaissons, nous nous manifestons à chaque instant en fonction des causes et des conditions de cet instant ( en Sanscrit : pratitya samutpada : le fait d’apparaître de manière interdépendante) que nous sommes connectés de manière inextricable, imbriqués et interdépendants de tous les êtres, est la sagesse qui sous-tend la compassion. Quand nous prenons conscience de la souffrance qui nous entoure, l’expérience de notre propre souffrance renforce la compréhension de notre “inter-être” avec tout ce qui existe.


Revue Buddhadharma Juin 2010