Un chemin sans raccourcis

On trouve dans le Mahaparnibbana Sutta un récit sur l’attitude des moines face à la mort de Bouddha qui semble une description assez juste de l’éventail des réactions de chagrin que l’on peut ressentir lorsque l’on perd quelqu’un que l’on aime :

« …et ces moines qui n’avaient pas encore dominé leurs passions pleurèrent et s’arrachèrent les cheveux, levant leurs bras au ciel, se jetant sur le sol et se roulant en tous sens, versant des larmes… Mais les moines qui étaient libres de tout désir ardent, ceux-là endurèrent leur peine en gardant à l’esprit et en disant clairement que : « Toute chose composée est impermanente. »

Cette description est suivie de quelques conseils qui m’ont toujours troublé. Pas parce qu’ils ne sont pas vrais mais parce qu’ils sont si aisément mal compris. Et parce que les conseils aident rarement quand il s’agit de chagrin.

« Alors le Vénérable Anurudda dit : »Assez avec vos pleurs et vos gémissements ! Le Seigneur ne vous a-t-il pas déjà dit que toutes ces choses plaisantes et délicieuses sont amenées à changer, qu’elles sont sujettes à être séparées et à devenir autres ? Alors pourquoi tout ceci, amis ? Tout ce qui naît devient composé et est amené à se décomposer. Ne peut être ce qui ne se décompose pas. »

Comment avancer vers la lumière de la vérité absolue tout en acceptant notre nature très humaine et relative ? Certainement pas en supprimant notre chagrin. Ni en essayant de contourner spirituellement les difficiles et parfois sombres émotions qui suivent normalement les grandes pertes de nos vies. Nous pouvons souhaiter transcender le chagrin en nous efforçant d’atteindre la vérité de l’impermanence. « Laisse aller », nous dit notre surmoi spirituel. Mais pas de laisser aller sans laisser venir. Une approche plus sage et plus compatissante pourrait être de laisser se faire le processus de chagrin et de le reconnaître comme un chemin vers l’intégralité. Permettre le chagrin nous permet d’accéder au non-chagrin. L’écouter nous aide à ressentir et à aller vers la souffrance, dans laquelle presque toujours se trouve la guérison.

Bien que je puisse préférer m’identifier aux moines libres de tout désir, il est plus que probable que je pleurerais si ceux que j’aime le plus mouraient. Cela m’aiderait si quelqu’un se tenait juste près de moi à m’écouter et m’accompagner dans ma peine. Je crois que je pourrais ressentir l’amour et le souci de quelqu’un qui ne me voudrait pas différent. Je pourrais sentir le pouls de la vie en sa compagnie comme un encouragement. L’échange de cœur à cœur avec quelqu’un qui pourrait être avec ma souffrance aurait plus de valeur qu’un millier de mots sincères.

Peut-être pourrais-je finalement lever la tête et voir son visage. Il aurait les yeux de la compassion. Cela ne pourrait être ainsi que si cette personne comprenait que ma souffrance est sa souffrance. Alors peut-être pourrions-nous nous lever et marcher ensemble vers l’inévitable douleur : étreindre la vérité de la perte.

D’après mon expérience, il n’y a pas de raccourci vers le chagrin. Le seul chemin se trouve juste au milieu. C’est une expérience viscérale. Comme être frappé au ventre. Ça coupe le souffle. Le chagrin est complètement imprévisible, incontrôlable. Notre crainte de manquer de contrôle nous amène à « gérer » notre chagrin ou à le surmonter. N’est-il pas curieux que nous ne parlions jamais de gérer notre joie ou de surmonter notre bonheur ?

Il se peut que nous considérions le chagrin comme une chose solide qui va éclipser notre vie, ou comme un trou noir dans lequel nous allons tomber et dont on ne s’échappera jamais. Notre tendance à l’auto-protection nous incite à conserver les émotions contradictoires du chagrin dans quelque recoin sombre et exigu de l’esprit ou du corps. Mais éviter le chagrin ou lui résister ne fait qu’intensifier la douleur.

La volonté de ressentir et d’examiner notre douleur ouvre la voie à la compassion, à la bonté. Une attention aimante fait fondre nos défenses bien érigées et nous commençons à inviter la douleur dans nos cœurs. Les pensées, les sensations physiques, le trouble émotionnel que nous avions rejetés si longtemps et pour lesquels nous avions si peu de place commencent à être pris en considération.

Vu comme un allié, le chagrin a la capacité de nous montrer comme nous nous sentons séparé, comment nous avons laissé nos vies se fracturer. En affrontant ces expériences avec tendresse et miséricorde nous découvrons que le chagrin est notre terrain d’entente. C’est comme un tissu conjonctif qui nous relie aux autres dans la peine et la joie. Nous ouvrant à notre chagrin avec compassion, nous nous ouvrons à notre moi entier, à la vie.

L’autre jour, une étudiante est passée nous apprendre le décès d’une de ses amies. Après avoir écouté toute l’histoire de sa perte, je lui ai demandé ce qu’elle ressentait d’autre en plus de la peine et de la douleur. Elle répondit : « Eh bien, en fait, alors que je suis assise ici, calme et tranquille, je sens autre chose à l’intérieur, quelque chose de plus grand que la tristesse, une sorte de connexion, une paix, un grand amour. »

Dans le chagrin, nous accédons à des parties de nous-mêmes qui étaient, d’une certaine façon, hors de notre portée dans le passé. Le voyage à travers le chagrin peut nous mener à une profonde compréhension qui nous touche au-delà de notre perte individuelle. Il peut nous ouvrir aux compréhensions essentielles de nos vies : la vérité de l’impermanence, les causes de souffrance et l’illusion de la séparation. Avec conscience nous commençons à apprécier que nous sommes plus que le chagrin. Nous sommes ce que le chagrin traverse. A la fin, il se peut que nous craignions encore la mort, mais nous ne craignons plus autant de vivre. En nous livrant au chagrin, nous avons appris à nous donner plus entièrement a la vie.


Frank Ostaseski est le fondateur du projet Hospice Zen.

Buddhadharma. Automne 2004. Traduction Andrée M.